Départ d'un Grand Print
Tuesday, 26 January 2010 12:22
Peter HAASE, 53 ans, Maître d'Aïkidô
Un Budôka sur la Voie Céleste
 
 
Peter HAASE
 
Peu de gens méritent l'appellation de Maître. A moins de l'utiliser dans le sens du 18ème siècle, comme dans le "maÎtre Corbeau" de notre cher La Fontaire. Qui maîtrise quoi? ... On donne du maître à un avocat car il connaît (le croit-on) son Code sur le bout des doigts; mais dans l'univers du Budô, la connaissance parfaite n'existant pas, et chacun étant toujours en plein devenir, le mot est souvent carrément déplacé.
 
Certains pratiquants cependant correspondent bien au type du Maître. A leur maîtrise technique s'ajoute en effet une mâturité, ainsi qu'une... maîtrise des évènements de l'existence, comme un bon conducteur maîtrise son véhicule sur une route verglassée; si les options qu'ils choisissent sont critiquées par les médiocres ("moi, à sa place, j'aurais fait ci, ou çà"), ils avancent, imperturbables, et surtout sincères dans leur démarche, ce qui est plus important que le fait d'avoir tort ou raison. Qui d'ailleurs décide du tort ou de la raison?
 
J'ai rencontré pour la première fois Peter HAASE à Paris en 1992, où il était venu accompagné de SHIMIZU Sensei; ils logeaient dans un hôtel de la rue Papillon, et lorsque je les retrouvai devant leur lieu de résidence, le Sensei avait le front barré d'un pansement. S'étaient-ils battus (je plaisante)??? Non, tout simplement, Sensei s'était blessé avec la porte du meuble dans la salle de bains; vous savez, ces casiers muraux avec une porte faite d'un miroir à angle droit. Les Sensei, c'est une constante que j'ai remarquée (et le nôtre nous raconte parfois des anecdotes croustillantes où l'on voit le fondateur de l'Aïkidô donner de la tête dans le toit en s'engouffrant dans un taxi, entre autres exemples pittoresques), font parfois preuve d'un relâchement étonnant dans la vie quotidienne. Mince! Encore un mythe qui s'effondre... Prenons plutôt le bon côté des choses: ils ne sont ni anges, ni dieux, mais simplement hommes. Refermons la parenthèse.
 
Nous étions allés prendre une bière sur les Grands Boulevards, puis avions dîné mexicain.
 
Je revenais tout juste du Japon, et, occupé à essayer de me réinsérer dans une existence française qui ne m'avait jamais vraiment convenu (j'ai renoncé depuis), l'entraînement en Aïkidô se limitait à des séances en plein air avec mon frère aîné de temps à autre. L'ouverture d'un Dôjô n'allait intervenir qu'un an après, et il faut dire que cette soirée en fut l'élément déclencheur.
 
En effet, Je soupçonne fort le Sensei d'avoir, à l'issue de son stage annuel en Forêt Noire, proposé mine de rien à Peter HAASE de faire un tour à Paris (600 km, c'est... la porte à côté!), et peut-être d'y retrouver un vieil élève...
 
Le téléphone avait sonné à mon bureau; je me trouvais en quelques minutes au volant de ma vieille Polo et attaquais pour la première fois la conduite dans Paris, dont je suis pourtant originaire; j'aurais bravé toutes les Place de l'Etoile, hantise des jeunes conducteurs, pour aller à la rencontre du Sensei!
 
Le ton de la soirée était au fond très simple: détendu, le Sensei venait m'inciter à ouvrir un club d'Aïkidô, chose que je n'avais jusqu'alors pas osé envisager car je jugeais mon niveau trop faible. Il me recommandait en même temps de cultiver l'amitié de cet élève dévoué qui l'accompagnait, fidèle parmi les fidèles. Il est rare que le Sensei se risque à recommander quelqu'un.
 
Il est amusant de voir la façon dont tout cela s'est goupillé, de manière anodine; et la présence de Peter HAASE, qui s'adressait à moi avec douceur dans un français très correct et sans accent, avait beaucoup contribué au confort de la rencontre.
 
Par la suite, je le revis à plusieurs reprises lors de stages. A chaque fois nous évoquions notre première rencontre en nous donnant d'amicales claques dans le dos (j'avais paraît-il ce jour-là une horrible veste barriolée; je ne souvenais pas de ce détail, mais lui, si!); ayant eu à peu près le même cursus dans le Budô, nous avions de plus d'autres sujets de rigoler en commun, comme les ceintures marrons et les hakamas blancs que, à plusieurs centaines de kilomètres de distance, nous portions au début des années 70 dès que l'on avait atteint le mythique 3ème kyû (ces pratiques, qu'il n'y a pas lieu de renier, étaient en vigueur dans les Ecoles de tendances Floquet et Nocquet à cette époque-là) !
 
Les rencontres furent toujours très intenses lors des Stages de Maître SHIMIZU. Il est arrivé souvent que le calendrier (deux semaines de stage où 60 pratiquants environ alternent) ne nous permette pas de nous rencontrer; en ce cas, mon fidèle élève Hervé revenait toujours enchanté de sa rencontre avec Peter et de la bienveillance dont il avait fait l'objet de la part du grand Sempai allemand.
 
Il pouvait aussi y avoir de l'orage. L'impeccable profil au nez volontaire et effilé, les yeux vifs et empreints de bonté du Sensei allemand se teintaient parfois d'encre, et l'on savait dès lors que la gentillesse de cet homme n'avait d'égale que sa détermination. Il était de la race de ceux qui ne lâchent pas facilement le morceau.
 
Je peux révéler aujourd'hui une anecdote dont je fus témoin il y a environ 5 ans. Elle ne ternira ni le souvenir de l'un, ni la réputation de l'autre. Anecdote témoin des étincelles que posaient de plus en plus souvent la proximité de ces deux pôles positifs, au fond très semblables je crois.
 
Maître SHIMIZU, toujours extrêmement exigeant, et d'ailleurs de plus en plus à mesure que l'élève est ancien, me pria de traduire des propos assez durs à l'encontre de Peter.
 
Sachant l'extrême délicatesse que requiert l'exercice de la traduction, car une parole mal interprétée peut induire le contraire de ce qu'elle veut dire, je fis le maximum pour adoucir le propos, le rendre perceptible sans être blessant, sans lui retirer sa substance mais en évitant qu'il soit cassant cependant.
 
Peter encaissa les reproches, les yeux irrités, et partit plier son hakama. Il revint ensuite me voir, me priant calmement de traduire quelques paroles au Sensei.
 
"Sensei, dit-il, vous m'avez adressé des reproches; vous attendez visiblement de moi ce que je ne peux pas vous donner. En conséquence, je me vois contraint de vous quitter."
 
Réaction du Maître, plissant le regard: "Ah, bon?... Dis-lui de bien réfléchir, mais, si sa décision est prise, qu'il parte".
 
Effet raté? Peter s'attendait peut-être à ce que Sensei fasse marche arrière; ce n'est pas dans son tempérament... Pas plus que dans celui de Peter... Situation bloquée. Au sortir de ce bref entretien, je sens qu'il est de mon devoir d'au moins essayer de réconcilier les deux hommes, sans en avoir l'air. Quel gâchis s'ils en venaient à se quitter sur un malentendu! Je propose donc à Peter d'aller déjeuner ensemble, et nous prenons la direction de Todtnau où nous attend le lieu habituel des réunions, officielles et officieuses, ce restaurant italien situé au centre ville. Nous évoquons tous les sujets possibles, et après un repas où s'expriment confiance et amitié, sur le chemin du retour, je lui demande, presque timidement: "Alors,... que comptes-tu faire?" Réponse évasive, on verra bien, mais de toute façon pas question de revenir en arrière, etc.
 
A l'heure de l'entraînement, alors que les uns et les autres s'échauffent, le Sensei s'adresse à moi: "Au fait, il est venu, Peter, frapper à ma porte!" Feignant la surprise, je réponds: "Ah, bon?" "Oui, il me dit je reste; je le toise et lui réponds alors, file vite te mettre en tenue, non mais ! " Peter HAASE arrivera effectivement quelques minutes plus tard.
 
A la fin de l'entraînement, il vient vers moi. "Pascal, je suis allé frapper à la porte du Sensei..." Feignant une fois de plus l'innocence, je réponds, en continuant mes étirements: "Aaaah, bon?... Et... alors?" Le regard de mon camarade s'embue légèrement. "Et alors, dit-il sur un ton saccadé et ému presque jusqu'aux larmes, ... le Sensei m'a embrassé."
 
Je savoure la situation. Des deux fortes têtes, aucune n'a voulu avouer que la réconciliation était la meilleure des choses, vu le contexte. Quant à la vérité, se situe-t-elle à mi-chemin entre les deux versions? Plus probablement, celle de Peter doit être proche de la réalité. Le terme "embrasser" signifiant en l'occurence "prendre dans ses bras", cela devient plausible. Car je vois mal le Sensei déposer un chaste bisou sur la joue de son élève. Quand même, ils sont entre hommes, qui plus est entre Budôkas. Ces choses-là ne se font pas.
 
Peter HAASE dirigeait depuis 1996 un Dôjô à Lüneburg, en Allemagne. Il avait lourdement investi et sacrifié beaucoup dans ce projet qui lui tenait à coeur, et qui remportait un succès certain: plus de 100 élèves, en effet, il faut les trouver. La superbe technique du Maître allemand, en plus de sa connaissance sans failles du Budô, étaient les meilleures garanties de son succès. Pas suffisant cependant, jamais suffisant, car il lui aurait fallu d'après ce qu'il m'avait dit 200 élèves pour fonctionner normalement.
 
La suite est faite de relations tendues avec le Sensei. Un jour que nous savourions ensemble un repas à l'issue d'un stage à Hambourg, j'apostrophai amicalement Peter en ces termes: "Et, au fait, où en es-tu de ton histoire d'amour avec le Sensei?" Dans l'assistance, chacun se mord les lèvres en regardant son assiette; ma position de visiteur externe me permettait un franc-parler qui pour le coup désempare un peu notre ami.
 
Car il y avait forcément une dose de sentiment extrêmement profond dans la relation entre ces deux hommes, qui ont tout de même écoulé une sacrée tranche de vie (plus de 30 ans) à cheminer parallèlement, le Sensei formant avec bienveillance son Deshi.
 
Après sa rupture récente, qui se voulait cette fois définitive, avec Maître SHIMIZU (mais rompre n'est pas renier), Peter HAASE demeurait très présent dans l'esprit de nombreux pratiquants de notre Ecole, et m'avancerai-je à dire également dans l'esprit du Sensei; la mâturité acquise, n'était-il pas normal qu'il quitte la maison Tendôryû, comme l'homme devenu adulte quitte le domicile du père, sans qu'il ne reste la moindre animosité entre père et fils? Je m'avance peut-être beaucoup en disant cela; ce ne sont que des impressions.
 
Du moins n'aurai-je malheureusement pas le plaisir de le recevoir chez nous comme j'aurais souhaité le faire, et comme nous l'avions déjà évoqué à deux ou trois reprises. Je pensais sincèrement que l'avenir, radieux, nous donnerait de multiples occasions de cultiver l'Amitié en même temps que la recherche sur le Chemin..
 
Peter HAASE demeure, et demeurera encore toujours je crois, présent dans l'esprit des Aikidokas qui l'ont connu, apprécié, contesté voire affronté même parfois; il nous a précédés sur la Voie qui sera forcément la nôtre, et comme à son habitude trouvé avant tout le monde les réponses aux questions qui demeurent présentes à l'esprit de tous. Pour lui, la Voie Céleste (Ten-Dô) est aujourd'hui le Chemin que, désincarné, il poursuivra sur un plan supérieur, dans son insatiable quête de la Vérité.
 
A son épouse et à ses proches, j'adresse mes condoléances sincères.
 
Pascal OLIVIER.
Last Updated ( Tuesday, 26 January 2010 12:30 )